
C’est dans la nature

C’est dans la nature
Je ne suis pas de ceux qui plongent pour se mouiller Mon entrée en la matière est rituellement étapiste
Et c’est pareil pour l’écriture
Assise sur le quai ou devant mon écran, je médite longuement avant de passer à l’action Ai-je suffisamment chaud? Aurai-je assez de souffle? La peur d’être refroidie me retient Je teste l’eau à l’orteil. D’un œil, j’effleure le manuscrit Puis, sans trop savoir comment, je m’y retrouve Me voilà bientôt trempée jusqu’aux genoux et jusqu’au cou Brassant les mots, agitant le texte J’avance dans la fluidité Seule au monde Absorbée
On peut trouver l’antidote au fond d’un verre, d’une flasque, d’une fiole ou d’un flacon.
De l’anti-spleen au chasse-grisaille en passant par le casse-cafard; on cherche le parfait « remontant », celui qui nous relèvera de notre fardeau et qui nous déridera pour de bon, lissant nos humeurs, ranimant notre sourire comateux.
Surtout, ne plus regarder au sol, l’air piteux!
Et pourtant.
Elles sont là, par terre, mignonnes et colorées.
À portée de main, de nez et d’œil.
Distrayantes à souhait.
Les fleurs valent la peine qu’on se penche sur elles.
Je me suis sentie piquée. Un tout petit pincement à l’orgueil. Sous mes yeux, à l’écran, mon « i » avait tout bêtement été remplacé par son collègue homofun « y ». C’est que M avait entrepris de me faire une démonstration de la fonctionnalité Dictée vocale sur son nouvel ordi portable. Jusque-là, j’avais assisté à cette énième exhibition du génie de l’informatique avec un certain émerveillement. Puis M a dit mon prénom. Et sa parole s’est aussitôt convertie en texte.
J’aurais voulu que le curseur s’arrête juste après le « L » et qu’il fige sur place.
J’aurais aimé qu’il hésite. Qu’il soit terrassé par le doute : y… ou i???
J’aurais espéré qu’il ne tranche ni en faveur de l’un, ni en faveur de l’autre.
Qu’il en reste là. Ou bien qu’il saute par-dessus!
Oui, je jure que je me serais contentée de Evelne!
J’aurais compris l’abstention et l’aurais prise, au mieux, pour une délicatesse ou, à tout le moins, pour un réflexe de prudence.
(Bon, réglons tout de suite la question : je n’ai rien contre le y, mais j’en ai contre la suprématie du y dans mon prénom. Si, comme certains sites web le prétendent, Eveline tire son origine d’Aveline… comment diantre justifier l’apparition soudaine de ce y?!)
Bref, j’ai été déçue de voir le curseur s’élancer au bout du mot comme si de rien n’était. Désormais, on devrait donc s’en remettre aux choix des programmeurs? J’imagine la scène : l’ingénieur système dubitatif devant son ordi qui dit à son voisin : « Hey, ça s’écrit comment ce prénom-là coudonc? » Et l’autre qui y pense, qui se souvient vaguement de cette fille avec qui il avait eu une petite aventure au secondaire. Elle portait justement ce prénom. Mais comment l’écrivait-elle? Le gars incline sa chaise ergonomique vers l’arrière et une image surgit. « Y! Evelyne avec un Y! » décrète-t-il sans réaliser ce qui se joue.
Vous comprenez maintenant pourquoi j’avais choisi cette image de l’araignée menaçante pour illustrer mon propos. Mais juste avant de publier une charge contre l’hégémonie informatico-linguistique, ma conscience scientifique m’a commandé de refaire l’expérience de la fonction Dictée vocale sur mon propre ordinateur. Premier essai, je pense « Ben voyons! ». Deuxième essai, je pense : « Quessé qui se passe!? » Eh oui, non seulement le « i » y était, mais l’accent aigu sur le E aussi!!! J’étais bouche bée, prise du même sentiment que j’avais eu devant cet étrange chat aux yeux verts qui devine la carte que vous avez choisie en pensées… (Vous voyez de quoi je parle?) Pour le chat, je n’ai jamais cherché à comprendre le truc car j’aime conserver un peu de magie dans ma vie. Mais pas question que j’en reste-là sur la question du Éveline avec un i. Quelques clics plus tard, j’avais ma réponse : « votre ordinateur envoie d’autres informations à Apple, telles que votre nom et votre surnom, ainsi que ceux de vos proches et le type de relation que vous entretenez (par exemple, « Papa »), tel qu’indiqué dans votre carnet d’adresses. Toutes ces informations sont appelées Données de l’utilisateur. Ces données sont utilisées pour permettre à la fonctionnalité Dictée vocale de mieux vous comprendre. »
Conclusion : les programmeurs pensent vraiment à tout. Y compris aux personnes comme moi, accrochées à de petits détails orthographiques! Est-ce une bonne nouvelle?
Ce l’est certainement pour la survie du « i » sur mon écran.
Ce l’est assurément pour mon attachement envers mon ordi si prévenant qui cherche constamment à « mieux me comprendre. »
Qui est cette araignée qui me guette?
L’intrusion subtile des technos dans mon intimité?
Ou l’indifférence à propos de ce qui se passe en dehors de mon petit confort?
Le plaisir d’écrire est fait de spontanéité.
Le plaisir d’écrire correctement est fait de petites victoires arrachées :
Chercher longuement le mot juste. Insérer judicieusement une expression « qui fait mouche. » Broder patiemment une phrase qu’on relira plus tard avec fierté, le sourire aux lèvres. Traduire fidèlement sa pensée. Faire preuve d’inventivité scripturale. Oser le mot inusuel. Rimer une idée. Rythmer un texte. Ponctuer. Simplifier autant que possible. Écrire entre les lignes. Répéter les pléonasmes à répétition (juste pour glousser de rire). Faire preuve d’humilité devant la langue. Vérifier l’orthographe d’un mot au moindre doute. Traquer les coquilles et les métaplasmes. Mordre tous les mordus sans en démordre. Participer. S’enorgueillir.
* Louis Cornellier explique dans son texte Contre la capitulation linguistique que les métaplasmes, selon le poète et essayiste Alain Borer, sont des atteintes à la précision de la langue (par ex. erreur dans l’accord du participe passé).
Je suis…
Le i solitaire de la tristesse et le double i l’indignation.
Le i de la liberté vis-à-vis de la religion.
Le i de la lumière qui éclaire (et non de l’illumination qui aveugle)
Le i curieux. Le i sceptique. Le i qui sait rire de Lui-même.
Le i des idées vivantes.
Le i des dessins remparts des desseins les plus obscurs.

Tu ne disparaîtras pas. Pas tout suite du moins. Et certainement pas de ma vie.
D’ailleurs tu t’éparpilles partout sur mon bureau!
À gauche, tu t’ériges en une inoubliable pile de boulot à abattre.
À droite, petit paquet discret, tu me rappelles constamment que j’ai un plan laissé en plan… un nouveau roman qui veut prendre forme.
Ici et là, tu portes à mon attention des mots doux d’enfants (« je t’aime maman »), des « À FAIRE », des images décolorées, mais encore belles.
Mon esprit brouillon trouve sur ta surface lisse tout l’espace nécessaire pour se répandre, s’apaiser, s’OR-GA-NI-SER.
Je te barbouille, je te déchire, je te jette sous les jets d’encre, je te roule, je te plie, je te mâche et te sculpte!, je te recycle…
Impossible d’imaginer mon monde sans toi!
Tu souris… Tu me trouves bien effrontée en ce moment. Cruelle même.
Oui, je t’écris cet hommage en tapant sur les touches de mon clavier. Et mes bons mots pour toi ne reposeront sans doute jamais sur toi.
Que veux-tu: je compose plus aisément de cette façon.
Mais il en va autrement pour la lecture!
À ce chapitre, tu demeures pour moi le support idéal.
Cher papier, j’aime ta matière. J’aime que tu donnes du poids aux mots, que tu concrétises et fixes l’achèvement des idées, des histoires, des souvenirs.
Hier, j’ai lu dans le journal qu’une bibliothèque sans livre ouvrait ses portes… et j’ai tourné la page (pour vrai).
p.s. Cet été, j’ai pris un virage santé et je me suis abonnée à la version papier du Devoir et au magazine Nouveau Projet. Résultat: j’ai l’impression de participer, à ma façon, à la sauvegarde d’une espèce en voie de disparition (i.e. le postier à domicile) + je digère mieux les nouvelles! L’article « Lire sur du papier pour mieux comprendre« de Mélanie Loisel abonde dans le même sens… mais il est préférable d’en faire la lecture en version imprimée pour bien comprendre ( – ;